Aujourd’hui, on n’érige pas le moindre petit ponton sans qu’un collège d’architectes et d’ingénieurs civils, réunis en conclave, n’en signent et contresignent les plans. Et malgré cela, on constate que l’œuvre du génie civil peut, quarante ans après son érection, se trouver toute fendillée – comme nos tunnels bruxellois, pour prendre un exemple tout à fait au hasard. Or Filippo Brunelleschi (né en 1377, décédé en 1446) – qui fut l’un des plus grands architectes du quattrocento et donc de l’histoire -, n’était à la base qu’un apprenti orfèvre attaché à la guilde de la soie et par ailleurs passionné d’horlogerie.
Mais l’horloger nourrit en lui des velléités artistiques. Un jour que son ami Donatello le croise dans une sacristie et soumet à son jugement un crucifix formidable qu’il vient de façonner avec amour, Brunelleschi émet un petit gémissement contraire pour indiquer à son ami qu’il a raté son œuvre. Donatello, fou de rage lui lance ce célèbre défi que nous connaissons tous : « au lieu de critiquer, tu n’as qu’à en faire un toi même, de crucifix ». Qu’à cela ne tienne, Brunelleschi se met à tailler de plus belle et place son ouvrage dans un coin où il sait que Donatello le découvrira. Ce dernier reste muet un instant puis se promène dans les rues de Florence décrétant qu’il a trouvé son maître. Ce qui est élégant de sa part.
Il en vient à disputer l’un des plus célèbres concours d’orfèvrerie de son temps : celui qui désignera l’artisan en charge de façonner la porte du Baptistère à Florence. Or, Brunelleschi trouve sur ses pas un redoutable adversaire en la personne de Lorenzo Ghiberti – son exact contemporain – qui restera sa Némésis tout au long de sa vie. Ghiberti soumet les plans de sa Porte du Paradis qui sont d’une luxuriance absolument baroque et qui frappent les commanditaires de stupeur. À côté de ce travail merveilleux, Le Sacrifice d’Isaac que propose Brunelleschi ne démérite pas, mais semble un peu moins essentiel aux yeux de la corporation. Fou de rage, Brunelleschi refuse d’être classé second et jette l’éponge. Notons que son œuvre fait aujourd’hui l’admiration des foules au Musée du Bargello à Florence, à exactement 400 mètres du Musée de l’œuvre du Dôme où est exposée l’œuvre de Ghiberti.
Il se rend à Rome et se met à dessiner tous les monuments sur lesquels il tombe. Le Panthéon, particulièrement, avec son énorme coupole, le fascine. Il entre dans l’histoire de la ville et croque absolument tous les édifices d’importance, y compris ceux qui ont été rasés par les Wisigoths au cours du premier sac de Rome et dont on ne conserve que des fondations, des plans et des témoignages. Il rentre à Florence avec une collection de dessins qui, mis bout à bout, récréent l’antique cité dans sa plus parfaite intégrité. Chemin faisant, il a pu en étudier absolument toutes les subtilités architecturales. Puisant dans les sources de l’antiquité, il est prêt à devenir le fondateur de ce qu’on appellera la renaissance architecturale. Désormais, un projet va l’obséder jour et nuit : la construction du Duomo, le dôme de la Cathédrale de Florence.
L’idée est de construire un dôme dont la taille fera l’orgueil de la cité. Processus connu, probablement pré-Freudien, les hommes étant ce qu’ils sont, la taille – peur eux – c’est important. Or Brunelleschi, dont la réputation ne cesse de croitre, notamment grâce à son travail sur l’église de San Lorenzo, paroisse des Médicis, propose aux maîtres d’œuvres un projet parfaitement fou : un dôme gigantesque décrit par Giorgio Vasari comme « un tambour de quinze brasses de haut, percé, au milieu de chaque face, d’un large oculus, autant pour soulager les reins des arcs que pour faciliter la construction de la futur coupole ». Bref, un projet impossible dont la réalisation laisse tout le monde sceptique ; d’autant plus sceptique que Brunelleschi refuse de montrer le moindre plan et la moindre maquette. Un jour il dit à ses rivaux qu’il acceptera de leur montrer sa maquette s’ils parviennent à faire tenir un œuf – droit – sur une table de marbre. Ils essaient ; échouent naturellement et demandent à Brunelleschi de le faire, lui, s’il est si sûr de son fait. Brunelleschi décapite l’œuf qui du coup tient tout droit sur la table de marbre puis retourne travailler, laissant ses adversaires médusés par tant de mauvaise foi.
Et c’est là qu’il retrouvé sa Némésis : Lorenzo Ghiberti, qui lui avait chipé le marché de la porte du Baptistère est nommé à ses côtés au titre d’architecte associé. Les commanditaires, intrigués par l’audace de Brunelleschi souhaitant le flanquer d’un architecte moins sulfureux dont la réputation et le sérieux ne sont alors plus à prouver. Mais Ghiberti est un indécrottable paresseux, n’entend rien aux audaces de Brunelleschi et se contente de toucher son salaire indécent sans rien apporter de fulgurant à l’ouvrage. Brunelleschi, qui n’a aucune intention de partager la gloire, décide de s’en séparer. Il convoque le conseil et leur dit : « messieurs, vous payez deux illustres architectes qui se fatiguent aux mêmes travaux : il y a mes yeux deux tâches primordiales qui nous attendent, pourquoi ne pas nous en assigner une à chacun. Que mon collègue choisisse celle qui lui sied, je me chargerai de l’autre ». Ghiberti, qui n’y connait finalement pas grand chose en érection de dômes, balbutie mais est contraint d’accepter. Et ce qui devait arriver arriva : sa partie de l’ouvrage s’effondre et Brunelleschi peut terminer tranquillement son opus magnum dont, malheureusement, il ne verra pas l’achèvement, fauché par la mort à l’âge de 69 ans.
Redonnons pour finir la parole à Giorgio Vasari, le père des historien de l’art : « On peut affirmer, dit-il, que jamais les anciens n’ont construit d’édifice aussi élevé et aussi risqué ; cette coupole paraît combattre avec le ciel et elle monte à une si grande hauteur que les montagnes qui environnent Florence paraissent semblables à elle. Et, en vérité, le ciel semble lui aussi lui porter envie, car la foudre ne cesse de la frapper. »
Chronique du 11 mars 2016 dans « Soir Première » sur La Première