La parution du dernier livre de Mathieu Lindon Ce qu’aimer veut dire chez POL et celle, il y a deux ans, de La meilleure part des hommes de Tristan Garcia chez Gallimard prouve -s’il est nécessaire- que la littérature contemporaine exorcise les démons du Sida à chaque rentrée. Grâce à ces deux auteurs, on fréquente le Paris des quatre dernières décennies et on y croise les figures des écrivains Michel Foucault, Hervé Guibert et Guillaume Dustan, trois victimes-phares de l’épidémie. Au cinéma, André Téchiné est revenu, dans Les Témoins, sur ces années effrayantes où, en France comme ailleurs, le diagnostic tombait comme une condamnation à mort. Le cinéma américain, lui, a joué un rôle essentiel dans l’acceptation par les masses à la fois de la maladie mais aussi de l’innocuité au quotidien de la fréquentation de ses victimes. Qui n’a pas versé une larme à la fin de Philadelphia de Jonathan Demme ? À l’opéra par contre, le sujet n’a jamais été abordé de manière spectaculaire, certes il y eut l’étonnant Angels in America de Peter Eötvös ou encore le plus récent Before night falls de Jorge Martin, sur la vie et la mort de l’écrivain cubain Reinaldo Arenas, mais le bilan est plutôt mince. Or il y, à l’opéra, peut-être plus qu’ailleurs des chanteurs, des compositeurs, des directeurs de théâtre, des metteurs en scène, qui ont été –d’une manière ou d’une autre- confrontés très crûment aux ravages du Sida. On pourrait imaginer que les libettistes puisent dans l’abondante littérature matière à des oeuvres dignes et édifiantes. Peut-être l’enjeu les tétanise-t-il ou peut-être le porsaïsme de la larme versée est-il un obstacle insurmontable ? Justement, il serait intéressant de se demander à quel point l’extraordinaire larmoyance des oeuvres véristes, qu’elles soient italiennent ou tchèques et le mépris souverain qu’elles inspirent aux oligarches de la musique d’aujourd’hui, n’a pas en quelque sorte prohilactiquement coupé les ailes à toute tentative de sensibilisation, comme si l’exploitation d’un sujet aussi triste que le Sida accoucherait inmanquablement d’oeuvres putassières, mièvres et consensuelles. Ne craint-on pas un peu trop de caresser nos blessures contemporaines, n’y a-t-il pas comme une angoisse hautaine à pleurer avec la meute ? Est-il méprisable de s’associer au chorus des chagrinés ? La vérité est sans doute à mi chemin entre la pudeur et la hauteur de vue. Toujours est-il qu’en ce moment même à Londres, Marc Anthony Turnage fait un triomphe avec son Anna Nicole, oeuvre consacrée à la vie d’Anna Nicole Smith, sorte de pin up improbable décédée dans des circonstances mystérieuses. L’Opéra de Rouen prépare un opéra sur Lolo Ferrari. Bientôt sans doute adaptera-t-on à la scène Absolutely Fabulous ou la vie de Kurt Cobain. Très sincèrement, tout cela est excitant, cela renouvelle le genre, interpelle un public différent et enveloppe les maisons d’un halo de modernité mais l’opéra, depuis La Traviata, depuis l’agonie de la Prieure dans Les Dialogues des Carmélites, depuis l’Uomo dal fiore in Bocca de Braewaeys, a pudiquement laissé ses malades de côté, comme si l’examen d’un corps en train de s’affesser sous les coups de boutoir de la maladie n’avait pas sa place sous les ors et les velours de l’opéra.
Publié par camille de rijck
Camille De Rijck lance en 1999 le site Forumopera.com dont il est, aujourd’hui encore, directeur de la publication. Le site est le premier média francophone consacré à l’opéra et compte environ 180.000 visites mensuelles. Co-directeur artistique du label Cypres de 2006 à 2015 il intervient en qualité de producteur exécutif sur des enregistrements de La Monnaie, de José van Dam et de l'Opéra de Paris. Dans ce cadre, il produit et rassemble l’ensemble des enregistrements du compositeur Philippe Boesmans dont il est l’un des grands spécialistes. Sur Musiq3 – chaîne classique et culture de la RTBF – il produit et anime Chambre avec vue chaque jour de la semaine ainsi que La Conversation. Sur cette même chaîne on le retrouve chaque lundi à 8h35 pour Le Moment Musical. Sur La Première (RTBF) il est chroniqueur culturel dans l'émission Déclic. Entre 2014 et 2019 il présente chaque année le Concours Musical International Reine Élisabeth à la télévision et à la radio. Il réalise de nombreux portraits et documentaires radiophoniques, notamment sur l'écrivain américain Paul Bowles. Il est collaborateur des hebdomadaires Le Vif / L'Express et Diapason où, depuis 2018 il réalise de grands portraits d'artistes. Il écrit de nombreuses notices discographiques pour Harmonia Mundi, La Dolce Volta, NoMadMusic, Deutsche Grammophon, Hyperion, et Naïve. Il écrit des textes pour La Monnaie, l’Opéra National de Paris et le Festival International d’Aix-en-Provence. Il publie en 2017 un livre d'entretiens avec Christophe Rousset (« Pour que l'instrument chante » / Philharmonie de Paris) et, à l'occasion de ses 70 ans, un livre d'entretiens avec Philippe Herreweghe (Phi). Il est avec Sylvain Fort directeur de collection de Via Appia, livres sur la musique développée au sein du groupe Humensis. Paraîtront dans ce cadre un livre de René Jacobs sur Mozart et un livre de Jean-Guihen Queyras sur les Suites de Bach. En 2019, il donne des conférences à l’Université de Bologne et à l’Université de Genève sur le journalisme musical. En 2020 il intervient devant la classe de direction musicale d’Alain Altinoglu au CNSDMP dans le cadre d’un media training. En 2020, il devient professeur à l’Institut Royal de Musique et de Pédagogie (Namur) où il anime un classe de séminaires et d'introduction au cinéma. Camille De Rijck est Chevalier des Arts et des Lettres de la République Française. Voir tous les articles par camille de rijck