La modernité de Sade

Je ne crois pas être bégueule ni midinette. Et j’ai -de l’éventail des perversions humaines- observé malgré moi un panorama bien vaste. Tout en condamnant fermement les errances libidineuses de mes contemporains, je croyais avoir à leur encontre des armes que seule façonne l’expérience. Je me trompais.

Ce qui touche chez Sade, c’est l’angélique candeur avec laquelle il dessine son architecture perverse. D’autres comme Richard von Krafft-Ebing ont étudié à la loupe la psychopathologie sexuelle et ont recensé chacune des perversions comme on épingle un papillon dans un album. Sade, lui, est un témoin de première ligne. Il n’étudie ni n’inventorie, vu que son oeuvre est une vitrine de sa propre fantasmagorie.

Un être humain normal tournera de l’oeil en lisant le récit de petites filles découpées et ou d’une gourgandine à qui on inocule, par un orifice dérobé, du sperme syphilitique avant d’en recoudre les bords pour que les humeurs contagieuses y fassent leur funeste office. Nombreux furent ceux qui condamnèrent fermement le bouillonnant Marquis, à commencer par Queneau qui n’y alla pas avec le dos de la cuiller « Que Sade n’ait pas été personnellement un terroriste, que son œuvre ait une valeur humaine profonde, n’empêcheront pas tous ceux qui ont donné une adhésion plus ou moins grande aux thèses du marquis de devoir envisager, sans hypocrisie, la réalité des camps d’extermination avec leurs horreurs non plus enfermées dans la tête d’un homme, mais pratiquées par des milliers de fanatiques. Les charniers complètent les philosophies, si désagréable que cela puisse être »

Et pourtant dans cette prose de l’abomination, la grâce n’est jamais bien loin, soulignant le paradoxe délicieux de l’indicible bellement dit : «Ah ! le beau foutre… le beau foutre que je perds, s’écriait-il; comme t’en voilà couverte ! Et se calmant peu à peu, il remit tranquillement son outil à sa place et décampa en me glissant douze sols dans la main et me recommandant de lui amener de mes petites camarades.» Ou encore « Son cul flétri, usé, marqué, déchiré, ressemblait plutôt à du papier marbré qu’à de la peau humaine, et le trou en était tellement large et ridé que les plus gros engins, sans qu’elle le sentît, pouvaient y pénétrer à sec. Pour comble d’agréments, cette généreuse athlète de Cythère, blessée dans plusieurs combats, avait un téton de moins et trois doigts de coupés; elle boitait, et il lui manquait six dents et un oeil. »

Le paradoxe, aussi, d’un homme chauffé à blanc par le moindre bout de merde, que l’amputation et l’émasculation mettaient en joie, pour qui la morve et le vomi constituaient une nourriture sensuelle paradisiaque mais que la simple pensée d’un vagin suffisait à faire tourner de l’oeil : « En général, offrez-vous toujours très peu par-devant; souvenez-vous que cette partie infecte que la nature ne forma qu’en déraisonnant est toujours celle qui nous répugne le plus. »

J’ignore si Sade fut un socle du siècle des lumières ou simplement un pervers polymorphe tout bon à ligoter et à brocher. Peut-être fut-il même à la fois l’un et l’autre. Sa lecture reste néanmoins un exercice pénible, même pour le plus aguerri des pervers. C’est peut-être là la preuve de sa modernité : avoir, dans le panorama des siècles, coupé l’herbe sous les pieds de tous les ignominieux.

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