Vies Minuscules (II) : Au sanatorium

Quelques mois avant sa mort, ma grand-mère m’a fait un aveu. Jeune fille fragile et tuberculeuse, elle avait été envoyée dans un sanatorium suisse. Là, elle s’était attachée à un garçon pâle, dont les lèvres étaient constamment cyanosées, sous les froids assauts de la brise. Sans doute s’étaient-ils échangé des paroles immortelles, yeux dans les yeux, à l’ombre de Verbier ; sans doute lui avait-il pris la main, pressé par les crachats sanglants et l’imminence de leur mort qui ne faisait aucun doute. Là, il mourut et ma grand-mère fut plus ou moins retapée, sans doute provisoirement et renvoyée chez elle. Elle grandit et, persuadée qu’elle ne ferait pas long feu, fut mariée à un étrange industriel qu’elle aima comme elle put.

Nous possédons une photographie de la fratrie. Ma grand-mère, bébé délicat, sa sœur Claire, son frère Hermann qui mourut à la guerre, son frère Amand qui devint chef de famille et ses autres sœurs, qui furent cloîtrées, prononcèrent leurs vœux, jouèrent en bourse et – fortune faite – abandonnèrent coiffe et bure pour se lancer avec succès dans la spéculation immobilière. Nous leur devons de belles vacances à Knokke-le-Zoute, dans des immeubles en front de mer : le Vivaldi et l’Agamemnon.

Son père était un tyran. Ma grand-mère, elle – enfant condamné – jouit d’une certaine liberté. De celles qu’on laisse aux enfants dont l’édification morale est rendue secondaire par une mort prochaine. Très jeune, elle se met à lire systématiquement les livres mis à l’index, qu’un domestique garde sous clé. Elle en développe un goût prononcé de la subversion.

En 1997 – elle a 81 ans – ma mère la voit arriver écumante et décoiffée. Elle vient de se disputer avec son frère – le terrible oncle Amand – au sujet des homosexuels. « Juger, dit-elle, un garçon ou une fille qui grandit dans une famille, inquiet de sa différence – différence qu’il n’a pas appelée – voilà qui me révolte ». Moi, seize ans, j’opine. Encore plus ou moins inconscient des bouleversements qui me conduiront un tout petit peu plus tard à être très directement concerné par ces paroles. J’imagine le visage décomposé de cette catholique relaps née en 1915 face aux farandoles de l’odieuse Manif pour tous.

Pour mes dix-huit ans, elle m’offre un billet de dix mille francs, glissé dans une carte. Une petite flèche dirigée vers le billet indique « de toutes façons, c’est un faux ». Il m’a permis de me constituer un début de discothèque d’opéra. La Gioconda de Ponchielli par Gavazzeni, Orphée aux Enfers d’Offenbach par Plasson et Rigoletto de Verdi par Giulini. Elle me donne également une vieille édition, superbement reliée, des Méditations Poétiques de Lamartine. J’apprends Le Lac par cœur, que je déclame à la fenêtre de ma chambre, alors que je tombe amoureux pour la première fois. Je l’emmènerai plus tard à un autre rendez-vous galant, sous les saules des étangs d’Ixelles, où je bus du vin et de la poésie en compagnie d’un blond melliflu.

Ma grand-mère est décédée en mars 2011 et fêterait cette année ses cent ans. Sur son lit de mort, une cousine dévote lui apporte des rosaires, qu’elle jette sous son lit ou cache sous son matelas avec agacement. On en retrouva plusieurs. Je la vois un dernier matin, tente de lui dire je t’aime, n’y parviens pas, mais elle hoche la tête et dit « je sais ». En me tenant la main, en silence, elle me demande d’approcher de sa bouche et dit dans mon oreille : « je n’aurais jamais cru mourir si tranquillement ».

Laisser un commentaire