Nathalie Stutzmann ou le compagnonnage des ans

Il y eut d’abord cette jeune fille aux cheveux courts, façon Anouck Aimée, qu’on vit apparaître sur les pochettes de disques d’Erato puis de RCA. Regard d’une absolue tranquillité, sans apparente interrogation, tourné aux trois-quarts de l’objectif, en un évitement. Parfois coiffée d’un large chapeau – à la Rita Hayworth – dont elle caresse le bord du bout des doigts. Nathalie Stutzmann, au cœur des années quatre-vingt, est une réponse à l’indicible pénurie de contraltos. Certes, la voix féminine la plus extrêmement grave est dignement représentée dans le répertoire belcantiste, par d’épaisses machines rutilantes et vocalisantes. Mais qui pour servir Brahms, Mahler, Bach et les introspections de Händel ? Qui pour tamiser un peu toute cette lumière, cette lassante volubilité qui voit ses consœurs s’abîmer dans une rhétorique de l’excès, là où le simple frémissement du timbre suffirait à nouer les gorges ?

Les contraltos -l’histoire le sait- sont des femmes exceptionnelles. Par la nature de leur organe, d’abord, dont les moirures défient la notion même du genre, mais aussi par la place qu’elles occupent dans l’imaginaire collectif. En 1939, Marianne Anderson – invitée par Eleanor Roosevelt – chante devant le Lincoln Memorial. Elle qui est noire – et qu’une large partie de la société américaine voudrait avant tout entendre se taire – chante. À la radio, sous le crépitement des flashs, pour l’éternité, pour les millions d’hommes et de femmes qui aspirent à l’unité, elle chante le programme qui précisément lui est interdit en concert.

Dix ans plus tard, Kathleen Ferrier se découvre une grosseur suspecte. La muse de Britten, celle pour qui Gluck s’est donné la peine de renaître, la modeste téléphoniste en tailleur strict devenue Commander of the Most Excellent Order of the British Empire, ce frêle et délicat colosse, met pied à terre. Elle subit une mastectomie, des torrents chimiques bouleversent ses entrailles et l’empêchent de chanter. Un instant indestructible, elle revient, saisit ses partitions, est encore Orphée, décide que rien ne l’arrachera au Chant de la terre et quand dans une chambre triste, assise sur un tabouret, un docteur l’informe que désormais son salut passera par des interventions qui détruiront sa voix, elle choisit le chant. En avril 1953, mitraillée par les rayons, le fémur en miettes, elle est une dernière fois Orphée ; une Orphée immobile mais debout, un Orphée que l’inéluctable cynisme des enfers n’a pas encore convaincu. Le Royal Opera House, inconscient du drame qui se joue sous ses yeux, se lève comme un seul homme, pour saluer le talent – et non le sort – de celle qui désormais ne sera plus qu’un destin.

C’est cet héritage que porte sur ses épaules Nathalie Stutzmann quand elle est découverte, ni plus ni moins. Les carrières sont toutes de consomption, de gloires éclatantes pataugeant dans les limbes, de promesses qui s’accrochent au Radeau de la méduse. C’est son calme, c’est sa force qui la sauve. D’abord, parce qu’elle se borne à faire de la musique. N’est pas né l’executive des studios qui l’affublera d’une robe déjà démodée et qui l’emballera, comme un bonbon suret, pour la livrer souriante et naïve à l’enthousiasme d’un photographe cocaïné. Déjà, pourtant, l’industrie murmure que la nouvelle égérie n’est pas facile. C’est la définition usuelle que le métier donne à une femme qui parfois se permet de dire non.

Aime-t-on que les artistes soient jaloux de leur intimité ? On les préfère mondains, accessibles. On aime qu’ils nous tutoient. Nathalie Stutzmann ne tutoie que les arbres, là-bas, perdue dans sa Germanie, où elle éprouve l’art subtil du lied, à la manière de Karaté Kid, en immersion totale. Dans cette trajectoire introspective, elle croise le chemin de Catherine Collard. Ensemble elles apprendront les subtilités du compagnonnage, socle sur lequel s’appuient les grands récitalistes. Un socle hélas ébranlé lorsque Catherine Collard disparaît, en 1993, mais que Nathalie Stutzmann a rebâti patiemment avec Inger Södergren

Au gré des ans, les tyrans défilent, les génies conceptuels qui allaient réinventer l’image de l’artiste classique moisissent dans des DRAC, les directeurs irascibles égrènent leur retraite dans un pavillon de Clamart ; Nathalie Stutzmann, elle, est toujours là, même si elle n’est pas facile. Sa voix ne change pas. Ce que les ans ont de spectaculaire sur elle, c’est l’immobilité parfaite de ses moyens vocaux. Un mûrissement placide. La voilà qui enregistre les grands cycles avec Inger Södergren et qui, mine de rien, décide de devenir chef, de fonder son ensemble, de changer de label, tout ça après seulement vingt-cinq ans de carrière.

D’autres frapperaient à toutes les portes, à genoux, suppliant qu’on leur prête une phalange, fut-ce la plus modeste, pour un concert dans une grange, fut-ce la plus humide, dans un festival, fut-ce le plus obscur. Elle, au contraire, reçoit les encouragements bonhommes de Simon Rattle, qui met entre ses mains la Philharmonie de Berlin. Puis surgit son mentor, Seiji Ozawa, qui ne se contente pas d’opiner, mais l’encourage, la défie, la pousse au sprint. Et là voilà devenue chef, ni par la grâce d’un phénomène de mode ni par le rayonnement d’un patronyme illustre. L’empire du travail et de l’opiniâtreté.

Qu’aime-t-on de Nathalie Stutzmann, en définitive ? Sa voix, sa condition de contralto ? L’illusion d’intimité que nous offre chacun de ses récitals ? Ou le bonheur, plus simple, d’une trajectoire digne, dont rien ne semble interrompre l’entêtante progression ? L’idée que les ans ne sont pas cette nuisance idiote qui obscurcit nos perspectives mais un ami confiant dont le compagnonnage préside à notre noble maturation. Allez savoir.

Interview vidéo sur le site de la RTBF

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