Éternité, néant, passé, sombres abîmes,
Que faites-vous des jours que vous engloutissez ?
Parlez : nous rendrez-vous ces extases sublimes
Que vous nous ravissez ?
Lamartine
Je devais avoir vingt ans et j’assistais à une conférence donnée par Jean-Pierre Rousseau, alors directeur fraîchement nommé de l’Orchestre philharmonique de Liège. Le colloque portait sur la musique classique et ses nouveaux publics. Jean-Pierre prit sur lui de se mettre une bonne partie des théoriciens de l’assistance à dos en tempêtant sur le thème du jeunisme, lequel « avait ses limites » et commençait à l’insupporter. En substance, il se demandait quelle place une société musicale laissait à ses aînés si les salles de concert ne déroulaient leur tapis rouge que pour les adolescents, les écoles et les jeunes mariés alors qu’elles étaient – aussi – peuplées de respectables vieillards. Les vieux-jours de ceux-ci étant également porteurs d’enjeux qui intéressaient la chose publique au tout premier plan, à commencer par leur écrasante solitude.
Derrière l’intervention de Jean-Pierre se cachait une forme de schisme générationnel : en tentant benoîtement d’attirer gourgandins et gourdiflottes au concert, ne pouvait-on réfléchir à des opérations intergénérationnelles, qui auraient misé sur les belles synergies possibles entre nos aînés et nos jeunes têtes blondes ? Nous vivons dans une société où la perte d’un nourrisson représente l’acmé de l’horreur – chez les indiens, en revanche, la perte d’un nouveau né n’est pas grand chose comparée à la perte d’un aîné, tout lardé de ses décennies d’expérience et de sagesse, véritable trésor communautaire. Nous en restâmes là du débat et l’intéressé fit la démonstration, en quinze ans de règne, qu’il avait réussi son grand écart. Par là-même était balayée l’idée que la musique classique devait être rajeunie, que jouer Brahms en jeans changeait quoi que ce soit à l’expérience du concert, qu’une diva qui se dit hostile au concept-même de diva et qui porte des Converse saura attirer les jeunes, même si son programme est parcouru de niaiseries comme Les Filles de Cadix. La vérité est que si un jour nous nous sommes attachés durablement à la musique classique – jeunes ou vieux – c’est bien pour ce qu’elle est et non par la manière dont on l’emballe.
Aujourd’hui, le décès d’Aldo Ciccolini m’a rendu extrêmement nostalgique. Probablement parce que je n’ai jamais été aussi ému que par ces musiciens quasi-nonagénaires qui transcendent les maux du grand âge pour s’abandonner à de véritables combats entre leur clavier, le public et eux-mêmes. Flancher, être imprécis, hésitant fait partie intégrante de l’expérience. Après les 4 ballades, op. 10 qu’il donna le 15 septembre dernier devant une salle Flagey remplie comme les entrailles d’une chatte au mois de mai, deux types de spectateurs s’opposaient. Une excellente attachée de presse sortit bouleversée, la boule au ventre, parce que son souffle s’était bloqué au moindre faux pas, craignant qu’il ne soit le prélude à la débâcle. D’autre part, Gilles Ledure, directeur de Flagey, sortit en pleurant, bouleversé, lui, par les trésors de liberté et de musicalité déployés sur scène pendant cette demi heure. Nous nous entendîmes sur un point : jamais, Ciccolini, dans sa brillante carrière n’avait approché ce touché sépulcral, quasi surnaturel – où la pesanteur n’a simplement plus droit de cité.
Même émotion, face à Vlado Perlemuter, quatre-vingt-huit ans, jouant Gaspard de la Nuit, et frappé de ce perpetuum mobile neurologique qu’est la dystonie oromandibulaire. Ses mains constellées de taches de vieillesse, parchemineuses et fanées, de longs doigts décharnés dont la peau semble coller au squelette, ses mains qui – elles – ne tremblent pas. Une Ondine objective ? la plus libre, la plus poétique qui soit, apprise en droite ligne de la bouche de Maurice Ravel, quelques soixante-dix ans plus tôt. Comment rester de marbre face aux insolentes arpèges qui n’ébranlent pas un instant la spectaculaire voûte de ce dos broyé par les ans ?
Je ne remercierai jamais assez Gaetan Naulleau de Diapason de m’avoir fait découvrir Mieczysław Horszowski, centenaire aveugle qui, à la fin de sa vie, était conduit à son clavier par son épouse, s’égarait parfois dans ses doigtés sans rien perdre de son flegme et imposait aux audiences un silence de columbarium. Infinie beauté d’un art du son qui est la conséquence d’une intimité exceptionnellement longue avec son instrument. Aussi, Horowitz, insolent petit vieillard, voûté et espiègle, bondissant comme un bouquetin après les dernières mesures d’un troisième de Rachmaninov donné à New-York à un âge où il est même inconcevable d’en jouer les six premières mesures.
C’est précisément parce que les extases sublimes évoquées par Lamartine ne lui ont jamais été ravies, que rien n’est plus émouvant que la démarche incertaine et chancelante d’Aldo Ciccolini, cette démarche d’un homme déjà saisi par la mort, dont le corps n’est plus rien d’autre qu’un substrat de vie et qui, pourtant, parvient à chanter, si clair, si haut, si juste – insolemment tourné vers la mort, drapé déjà dans un linceul d’éternité musicale.