La timidité

J’avais dans mon adolescence une voisine qui elle-même avait un chat. Il s’appelait Monsieur Lulu.

Guidé par sa gourmandise, Monsieur Lulu se postait à la fenêtre de notre maison dans le but inavouable d’y dérober la ragougnasse de mon propre chat, alors que celui-ci dormait, loin de se douter qu’un estomac sournois ambitionnait de soustraire à son appétit quelques grammes de sa délicieuse pitance.

Monsieur Lulu était très tenaillé par le doute. Car si sa faim, comme je le disais, était assez considérable, sa peur d’être capturé l’était aussi. Non qu’il y ait eu chez nous des miradors et des factions de hallebardiers prêts à le saisir, mais j’avais pour Monsieur Lulu une grande affection et j’adorais l’attraper pour le cajoler, même s’il en était visiblement très traumatisé.

C’est que monsieur Lulu était timide.

Je suis aussi terriblement timide. Avec le temps, je le suis même devenu maladivement. Peut-être y vois-je la juste punition d’une entité céleste auquel il eut importé de venger, rétrospectivement les effrois de monsieur Lulu, qui était fluffy et auquel il manquait un doigt de pied.

Paradoxe suprême, pour un homme de radio, qui s’exprime avec une grâce décontractée et tutoie ses auditeurs, faisant sienne la nonchalance subtile de Julio Iglesias. Pourtant, l’idée d’être dans une pièce avec un autre être humain, que je ne connais pas, me tétanise.

D’où vient la timidité ? Probablement d’une perception exagérée de son être et de ce sentiment que tout nous observe et nous dévisage, alors que le monde, généralement, se fiche bien de nous.

Mais quand une personne m’adresse la parole, je sens dans mon dos se former des gouttelettes d’une sueur fraîche, je sens mes jambes devenir molles, prêtes à se décharger du poids considérable de mon anatomie. Parfois, je peine même à entendre ce qu’on me dit, tant je me répète « faites que cela cesse » en m’imaginant en déposition de croix.

Cette peur – surtout – qu’on impute mon isolement à de la hauteur, alors que tout en moi n’aspire qu’à l’écrasement le plus complet. Est-il permis de rêver d’un bouton qui rendrait invisible à l’œil nu et inconsistant comme de la vapeur d’eau de vaisselle ?

Récemment, je me suis dit que mon problème devenait ingérable quand – à l’étranger – j’ai préféré manger des biscuits dans ma chambre d’hôtel plutôt que de braver le supplice des restaurants, où les serveurs vous bousculent, hésitent à vous donner une table, puis vous interrogent sur vos goûts, lâchent quelques blagues et vous demandent si tout va bien, alors que vous mastiquez votre rumsteck. Les Etats-Unis sont une engeance particulière car le pourboire ayant été élevé à la dignité de sport national, il semble indispensable aux professionnels de la restauration d’installer avec le client une relation de franche camaraderie, débonnaire et chaleureuse. O abomination.

Et que dire de ces magasins de vêtement où déjà vous vous effarez de vos mensurations et où les vendeurs s’obstinent a vous proposer leurs conseils – que vous repoussez nerveusement – puis reviennent, sournois, en vous demandant si vous trouvez votre taille, insinuant que l’obésité morbide est un fléau bien attristant.

Monsieur Lulu doit bien rigoler, au paradis des chats, où la ragougnasse n’est pas rationnée et où il vit enfin débarrassé de sa phobie sociale. Bienheureux Monsieur Lulu : la mort n’a pas que des désavantages.

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