Journal, juillet 2020

15 juillet

Je n’avais pas envie de raconter cette histoire, mais j’y ai beaucoup pensé depuis dimanche soir et je me dis qu’en débattre ensemble ne peut pas faire de mal. Dimanche soir, donc. Nous étions avec ma collègue Cécile de service à Flagey pour animer un concert en direct à la radio avec 200 spectateurs dans la salle. Les premiers rangs du parterre ont été retirés, si bien qu’il y a au moins quatre mètres qui séparent le premier spectateur de la scène. La tâche n’est pas évidente pour nous car nous devons déambuler entre l’oreille de scène où est le studio et le devant de la scène où se trouvent trois fauteuils, d’où nous interviewerons l’artiste. Bien sûr, comme nous parlons au micro, tant pour la salle que pour les auditeurs et qu’un considérable espace nous sépare du public, nous ne portons pas de masque. L’artiste et son tourneur de pages non plus. Or, alors que nous peaufinons les derniers détails du direct et à exactement six minutes du début de celui-ci, un spectateur que nous ne voyons pas enfreint toutes les consignes de distanciation physique, traverse la salle, monte sur scène, escalade les escaliers de l’oreille de scène et nous prend à parti : « vous êtes des figures publiques, vous devez porter un masque. Je suis médecin et j’en ai marre que des gens comme vous ne montrent pas l’exemple » (je cite de mémoire). Nous avons beau lui expliquer que plusieurs mètres nous séparent de la salle et qu’animer deux heures de direct avec un masque n’est pas possible, il n’en démord pas et devient réellement véhément. Il faut donc hausser la voix pour qu’il daigne nous laisser à notre direct, lequel débute un peu abruptement. Nous en sommes restés interdits et très choqués, si bien que nous avons eu de très grandes difficultés à nous concentrer. Ce qui m’a choqué, surtout, c’est que s’étant présenté comme médecin, l’intéresse a d’abord refusé de nous donner son nom (je voulais faire suivre ses observations à ma hiérarchie pour qu’elles puissent être débattues), il a fallu que je dise que je le reconnaissais de vue pour qu’il daigne enfin décliner son identité. Face à cette crise du coronavirus, nous sommes nombreux à essayer de bien faire. Nous tentons de participer comme nous pouvons à la reprise des concerts en suivant des instructions générales qui sont parfois difficiles à comprendre ou même contradictoires. Nous nous investissons sans relâche (je présente des émissions tous les jours et pourtant le dimanche je retourne officier à Flagey). Je reste persuadé que c’est par la pédagogie et non par l’agression que nous nous sensibiliserons aux dures réalités de la gestion de cette crise. Surtout, en franchissant les périmètres de sécurité établis par la salle de concerts et en venant parler à deux personnes sans masque, il me semble que ce praticien a pris un risque de transmission plus élevé que s’il nous avait adressé un mail ou une lettre. Signe que l’action visait avant tout à se défouler (se mettre en valeur ?) plutôt qu’à lutter concrètement contre le virus.

17 juillet

S’il m’était proposé d’écrire mon propre éloge funèbre, voici les mots qui me viendraient spontanément à l’esprit : « sa grande modération faisait de lui un homme d’une considérable circonspection. En toute circonstance il affichait un sens de la mesure que lui enviaient tous ses contemporains. Jamais, par exemple, on ne le vit s’emporter ni affliger l’un de ses pairs de rancune, tant son cœur accordait volontiers le pardon, comme l’on sème les pétales de rose sous les pas du Sage et du Vénérable. Par ailleurs, sa candeur et sa modestie étaient telles qu’il rosissait à la seule évocation de son nom et barrait sa poitrine d’une main interdite qui disait halte »

*

Et soudain ce scénario catastrophe qui me glace : pendant mes vacances a Florence, la pandémie ne réapparaît pas, mais par prudence on reconfine. Et me voilà coincé pendant six mois dans cette ville de perdition au Sofitel Majestic Coconut Grove Spa Santa Croce, les joues tartinées de rimel comme dans Mort à Venise, dévisageant un Tadzio un peu masculinisé qui serait – quelle étrangeté ! – le sosie parfait de Kevin De Bruyne. Quelle déveine ce serait, en vérité.

21 juillet

Petit état de la presse et des réseaux sociaux : faire une interview d’une heure. En tirer quatre pages de retranscription. Chercher une phrase borderline. La mettre en titre, même si elle n’est pas le reflet de l’orientation générale du discours. Attendre qu’un internaute s’en empare et la partage avec un commentaire indigné. Voir sa centaine d’amis partager la phrase sans même lire l’article.

24 juillet

Ce qu’il y a d’étonnant dans cette crise c’est que personne n’a inventé des xanax goût fraise ou stratciatella. Une prochaine crise pourrait tendre vers plus de sophistication: xanax goût Saint-estèphe ou goût Chasse-Spleen.

27 juillet

Dans la rue à Anderlecht, un monsieur m’aborde et me parle arabe (très très vite). Je lui dis « eh, oh, monsieur, je ne parle pas arabe moi ». Il m’observe, circonspect et me répond « mais vous êtes marocain ! » Mais pas du tout, lui dis-je. « Mais si ! » etc. Il a fini par reconnaître que j’avais raison. Je me suis dit que j’etais vraiment un rhéteur exceptionnel pour arriver à convaincre les gens dans la rue et que je devrais faire du porte à porte pour vendre des encyclopédies. (En fait, le monsieur cherchait juste un ATM, qui en arabe se dit ماكينة الصراف الآلي)

29 juillet

Sous la pression constante de la conscientisation masquée j’ai décidé de porter le masque y compris dans mon lit et de dormir sous la couette avec un abat-jour à floches sur la tête. Par ailleurs, j’ai lu sur Wikipedia que le virus résistait très mal aux températures hivernales, j’ai donc placé mon sommier dans mon surgélateur entre les Callipo Coca et le rôti de dinde à la moutarde. On m’y retrouvera prisonnier d’une cube de glace géant dans trois milliards d’années ce qui fera dire aux Aliens qui me réchaufferont sur une gazinière « Oh ! Comme l’homme du vingt et unième siècle avait le front large et intelligent, comme ses lèvres étaient belles et purpurines »

30 juillet

Une dame (que je ne connais pas) partage sur son wall un extrait de la tribune de Mazarine Pingeot. Un monsieur (qu’elle ne connaît pas) hurle à l’homophobie, au sexisme (tout ça). Du coup, la dame (que je ne connais pas) décide d’annoncer à la personne (qu’elle ne connaît pas) que comme ils ne partagent pas le même avis, elle va le virer de ses amis, dont il faisait partie. Tout cela est très compliqué. Au néolithique, on se mettait un gros coup de massue sur le crâne et on n’en parlait plus, il n’y avait pas toutes ces subtilités technodiscursives.

31 juillet

Vacances : les livres choisis dans la valise c’est l’intellectuel qu’on voudrait être ; les livres lus à l’arrivée c’est l’intellectuel qu’on est vraiment.

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