2 mai
Grâce à mon VPN je vois que ce soir MUBI Suède (la plateforme des films d’auteur) propose à ses abonnées Le Père Noël est une ordure. J’imagine trop le bobo de Stockholm avec son plateau de chips vegan, une bière équitable et du klaskakka hélant sa belle « Linda ! en fransk film om graviditetens utmaningar i arbetarklasserna och om våldet av män som är förklädda som jultomten mot kvinnor vars tänder är framträdande med en transvestit vid namn Madame Kathia! !!!! »
6 mai
Ah ! Je redécouvre aujourd’hui le fantastique Roi Marke de Renata Tebaldi dans Lohengrin, seule référence réellement référentielle depuis les incendies de Pathé-Marconi où brûla la bande unique de la version, en français, de Hans Knappertbusch avec Karl Ridderbusch et Marthe Villalonga en cygne blanc. La vulgarité de la stéréophonie, depuis, a rendu cette œuvre inécoutable.
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Votre moral est moralement impacté par cette crise…
a) Oui mais modérément seulement.
b) Terriblement.
c) Indiciblement.
d) En fait, I’m having the time of my life.
e) Je passerais bien l’après-midi avec 4 proches, mais je me suis disputé avec l’ensmeble de mon entourage (l’acception d’« entourage » est a comprendre au sens large).
f) Je n’utilise jamais le mot « impacté », plutôt crever.
g) Je me suis mis au nudisme hollandais, je me promène nu dans ma caravane en mangeant du gouda et en négociant le prix des betteraves sur eBay. Mais j’ai gardé mes sandales et mes chaussettes.
h) Je réalise des transcriptions de Frescobaldi pour André Rieu.
i) Je repeins les grands chefs d’œuvre du maniérisme – Pontormo, Bronzino – en remplaçant Eléonore de Tolède par des cochons d’inde.
j) Je me suis créé de faux profils sur Doctissimo pour participer aux forums et faire peur aux hypocondriaques qui exposent leurs symptômes : « attendez, ça c’est assez inquiétant pour le coup ».
k) Je donne des concerts d’hommage à Pierre Boulez depuis mon balcon en frappant des casseroles et en récitant du Butor préalablement traduit vers le grec ancien.
l) À force de compulser les réseaux sociaux, j’ai perdu foi en l’humanité.
m) Demain est un autre jour et tout finit toujours par s’arranger.
7 mai
Il y a des tas de gens que je ne connais pas, qui m’ont ajouté un jour sur Facebook parce qu’ils s’ennuyaient et qu’ils avaient déjà ajouté Jean-Pierre Foucault et Marie-Claire Alain et qui se mettent, spontanément, sans que je demande rien, à faire pleuvoir sur moi le récit de leurs problèmes dans d’interminables messages privés auxquels je réponds avec une empathie feinte et des emojis de cœur. J’ai donc décidé d’adopter une position ferme. Désormais ma seule réponse sera : « tout cela ne serait jamais arrivé si tu avais vécu dans la crainte de Dieu et fait germer tes semailles dans la vallée de Beth Schean ».
8 mai
Ce qui serait vraiment fou si les licornes roses existaient, c’est qu’en plus elles soient invisibles.
9 mai
Ce serait drôle si Dieu éternuait et balançait par mégarde un sort à l’humanité : nous serions tous transformés en petits écureuils malicieux avec des grosses queues roses et des rubans dans les cheveux. On aurait fière allure en se faisant la guerre.
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Merci à tous les artistes qui ont participé à ma mise en scène de Linda di Chamounix en Skype live. C’était tellement émouvant de se retrouver à 230 petits carrés avec Édita Gruberova au centre dont le contre-re dans la caballette d’entrée n’a semblé tendu que parce qu’il était pixelisé.
12 mai
Il est un exercice peu joyeux auquel nous devons absolument nous soumettre, c’est d’ordonner la playlist de notre musique d’enterrement. Parce qu’après, c’est fait à la va-vite par les Pompes Funebres Willems et on finit avec du Celine Dion pour sa dernière promenade dans le transept.
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En musique, on peut dire « ô mort, comme tu es amère » et le dire sur le ton d’une berceuse, sans âpreté, comme la plus douce et la plus banale des choses. J’adore cette ambiguïté.
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Le confinement m’a appris une chose, dont je me doutais déjà : je préfère la compagnie des autres a ma propre compagnie. Je la préfère à dose homéopathique, parfois de loin, parfois furtivement, mais tout plutôt que d’être contraint de regarder en soi pendant des semaines. Nous sommes tous de tels champs de ruines et je suis persuadé que nous méritons mieux que notre propre compagnie. Sans appitoiement, la fréquentation des autres a au moins le mérite de nos exposer à une série de défauts, parfois haissables, auxquels nous ne sommes par encore tout à fait habitués. L’autre est un effort et il se mérite. Donc, en tant que tierce personne, vous bénéficiez a priori de mon affection abstraite. Reste à s’habituer à la notion d’individu. L’humanité ne serait-elle pas plus belle, d’ailleurs, si elle pouvait rester vague ? Se détacher de l’individu pour n’être qu’une forme floue et indistincte ? Voilà un beau projet d’avenir : abolir la laideur de l’individu à la faveur d’une masse dont les contours seraient – de loin – comme l’œuvre d’un pointilliste de génie.
19 mai
Joie de retrouver mon bureau aujourd’hui. Par un prodige que je ne m’explique pas encore totalement, il y fait toujours dix degrés de plus que dehors quand dehors déjà il fait chaud et dix degrés de moins que dehors quand déjà dehors il fait froid, avec – quand il fait chaud – le chauffage bloqué sur 39 et, quand il fait froid, la climatisation bloquée au niveau de formation des stalactites sous le nez. De plus, ma position stratégique devant la cafétéria, où on a désormais installé un check-point, des miradors, des sacs de sable fin, des sas de décontamination, un jacuzzi à gel hydro alcoolique et des contrôles de thermométrie rectale furtifs, rend l’endroit un peu anxiogène. J’y ai néanmoins retrouvé mon vieux canapé mité sur laquel se sont déjà assis Karina Gauvin, Marie-Nicole Lemieux, Thomas Hampson et le Maestro Welser-Möst. Alors ça va, je me sens chez moi.
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À partir d’aujourd’hui j’ai décidé de ne plus écouter que du Heinrich Isaac avec les mains jointes, en posture de grande dévotion, versant des larmes, sans sanglots, dont le Vatican déterminera – lors de mon procès en canonisation par Sa Sainteté la Papesse Océane II – qu’elles sont eau de la mer Rouge, foulée jadis par les sandales de Moïse.
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Quelle belle vie que celle de Michel Piccoli et pourtant, cette fin : « Je suis encore en vie et pourtant c’est fini. Je suis déjà dans cette situation où on écrit sur moi au passé » qui me rappelle la phrase terrible de Suzanne Danco « je ne souhaite à aucune chanteuse de survivre à sa voix ».
21 mai

Cette petite madame, en haut à gauche, se promène chaque soir dans le parc jouxtant ma modeste hacienda, tenant contre elle un bâton en position horizontale pour signifier aux autres promeneurs qu’elle est très concernée par le principe de distanciation physique. Je me permets de la prendre en photo sans son accord car elle avance masquée et ne peut être reconnue. Je suis toujours très étonné par le mal que les gens se donnent pour rester en vie. Danton, dans la pièce de Büchner, ne se demande-t-il pas en allant à la guillotine “la vie vaut-elle vraiment tout le mal qu’on se donne pour la conserver ?”
22 mai
Depuis ce matin je me sens anxieux et nerveux parce qu’à 16h je dois interviewer une personne que j’admire immensément et qui m’intimide. Je tourne en rond, comme un lion en cage, voyant avec désespoir les minutes s’égrener, comme si j’allais marcher au supplice. Et puis soudain, un sms de l’intéressé qui remet à demain. Les nuages se dissipent, ma journée s’éclaircit, tous mes problèmes s’évaporent. Et demain, dès le lever, j’aurai la boule au ventre. C’est fou d’être aussi terrorisé par les interviews alors que j’en fais 300 par an. C’est comme si j’étais chirurgien et que j’avais peur du sang. Ou que j’étais acteur de films pour adultes et complètement frigide. Ou dompteur de lions et allergique aux poils de félins. Ou vigneron et alcooliquement abstinent. Ou podologue et podophobe.
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Après avoir renommé La Petite Renarde rusée en Foxie et la Trilogie Mozart / Da Ponte en Ze Trilogia, La Monnaie annonce l’adaptation du ballet de Bela Bartok aux préoccupations sociétales, il s’agira du Pangolin Merveilleux. L’action se déroulerait toujours en Chine.
24 mai
Ce soir – c’est sans doute un hasard – je me connecte à Facebook et je tombe sur plein de messages de gens qui ont un avis sur la chloroquine. Sont-ils médecins ? Non. Sont-ils malades ? Non. Sont-ils chercheurs ? Non. Sont-ils lassants, bêtes et à disperser dans le compost du jardin pour faire pousser les thuyas ? Oui.
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Aller à l’opéra – il faut le reconnaître – c’est long. Avec le temps, j’aime de moins en moins ça et je préfère écouter des enregistrements de Tetrazzini en me disant « c’était quand même mieux du temps où ces metteurs-en-scène s’abstenaient de transformer la Maréchale en mère maquerelle d’un bordel spatial situé entre Mars et Venus et où des Jedis tentaculaires viennent se soulager entre deux combats laser ». Pire, aujourd’hui, ces opéras que l’on ne veut pas voir, on doit les regarder en streaming. Avec des gros plans désavantageux qui révèlent ce que la distance permettait d’occulter : le jeune premier est en fait un ténor géorgien obèse qui porte une moumoute sous ses tentacules. Le streaming est une expérience à ce point affreuse qu’on en sort avec une idée fixe : retourner à l’opéra !
29 mai
Une jeune musicienne a participé à un concert streamé sur internet (oui, je sais si c’est streamé, c’est forcément sur Internet). Le concert tourne autour d’un grand violoniste français qui a les cheveux blonds et dont le nom, en ce moment, provoque des convulsions érythémateuses à certains de ses collègues. Mais bon, malgré ça, comme elle est heureuse et fière d’être remontée sur scène après des semaines de silence, elle partage le streaming sur sa page Facebook. C’est logique. Et on devrait être heureux pour elle. Or sous sa publication, un monsieur réagit : « je m’en fous ». C’est tout. Pas d’explication, pas de nuance, pas de sentimentalité, pas de quartiers. Il s’en fout. D’où vient le fait que désormais il soit permis de s’adresser aux gens en éructant ? Comme s’il était imaginable de distribuer des baffes aux gens dans la rue, quand ils portent un chapeau pointu ou une montre à gousset, car on déteste ça ?
31 mai
Quand à l’âge de douze ans je suis passé de l’enseignement néerlandophone à l’enseignement francophone, mon orthographe était désastreuse et les règles innombrables de la langue française me terrorisaient. J’ai eu la chance de tomber sur une prof de français qui m’a pris à bras le corps. Ce mois-ci, avec l’aide de ma maman, elle s’est inscrite sur Facebook. Nous sommes nombreux à l’Athénée Bracops-Lambert à avoir été scotchés par la tornade Eliane Horbach, avec ses petites remarques cinglantes au moindre mot chuchoté en fond de classe « vous voulez du thé et des biscuits, pendant que vous y êtes ? » Paralellement, sa passion pour l’opérette la menait aux quatre coins du monde (on lui proposa même de chanter l’Opéra de Quat’Sous à San Francisco) et après avoir chanté Le Pays du Sourire où La Route Fleurie dans telle ou telle ville, elle revenait nous donner cours, avec encore un peu de rose aux joues. C’est elle qui m’a offert mon premier disque du Trouvère de Verdi, une version Highlights avec Placido Domingo. C’est elle, aussi, qui après avoir mis en scène le stupéfiant Robert Bero dans le rôle de LaFontaine, nous lit en scène dans Huis Clos. Surtout, Eliane entretenait à l’époque une passion dévorante pour les chats persans (Berlioz, Mazurka, Clovis et surtout, Belzebuth, un gros chat noir trouvé alors que quelqu’un venait de le jeter d’une voiture en marche). Cette passion se concentre désormais sur les Maine Coon, moitié chats, moitié lion des steppes d’Asie centrale. Dans un peu plus d’une semaine, Eliane fêtera un anniversaire rond, nouvel âge de la plénitude féminine… mais la savoir sur Facebook me fait paniquer : en dictée, nous perdions un demi point pour une faute d’orthographe d’usage et un point pour une faute de conjugaison. Ou était-ce l’inverse ?
31 mai
Il y a deux semaines nous diffusions une Table d’écoute remportée par Mady Mesplé. Nous nous étions émerveillés de son talent de diseuse, hérité d’une tradition séculaire dont elle était l’une des dernières représentantes. Il y avait dans ce chant quelque chose d’incontestablement Français, où la gouaille rabelaisienne rencontrait la poésie lunaire de Cyrano. Du panache, de l’esprit et infiniment de nostalgie.