Une œuvre existe pour ce qu’elle est, évidemment, mais aussi par le regard qu’on lui porte. Sans yeux, pas de peinture, sans oreilles pas de musique, jusque-là tout est simple et clair. Mais entend-on une pièce différemment quand on connaît son histoire vraie ? A cette première question il convient d’apporter une précision : l’entend-on différemment quand on sait que le compositeur y a inscrit à l’encre sympathique un message qui, a priori, ne nous était pas destiné mais dont la recherche a fini par nous dévoiler le contenu ? Les compositeurs, parfois, sont narquois, ils sont aussi plein de mystères. Pourquoi Bach a-t-il écrit « ricercar » sur la partition de l’Offrande Musicale ? Qu’attendait-il de la postérité ? Schumann, grâce aux lettres qui symbolisent les notes en allemand est parvenu à truffer ses pièces de messages, parfois évidents, parfois énigmatiques. Et pourquoi Marin Marais dessinait-il des roses, très ouvragées, sur ses dernières partitions ? Ce sont des coquetteries, des manières ou parfois de véritables jeux de pistes lancés par ces cerveaux géniaux, au hasard, à l’adresse des générations qui suivent.
La Suite Lyrique d’Alban Berg, pièce en six mouvements pour quatuor à cordes, qualifiée par Teodor Adorno d’opéra en latence est un exemple particulièrement touchant de ce caractère cabalistique. Longtemps, la musicologie a affirmé que la Suite Lyrique ne pouvait en aucun cas être suspectée d’être de la musique à programme. C’était un pur objet plastique, valant par son esthétique propre et qui ne recélait aucune idée sous-jacente, aucun sous-texte, aucune intention autre que la simple affirmation d’être de la musique pure. De très longs débats ont occupé de grands musicologues, auteurs d’austères travaux et personne n’est parvenu à prouver le contraire.
Jusqu’au jour où l’on trouva un paquet de lettres. Un paquet de lettres d’Alban Berg adressé à Hanna Fuchs qui démontra que la Suite lyrique, loin d’être de la musique pure constituait au contraire un tonitruant cri du cœur à l’adresse de celle dont Berg était tombé fou-amoureux.
En 1925, à l’occasion de l’exécution de ses Trois fragments de Wozzeck, Alban Berg séjourne chez les époux Fuchs, riches industriels pragois. Pendant cette semaine il semble avoir été frappé de passion – passion probablement réciproque, mais vraisemblablement stérile – pour Hanna Fuchs, honorable femme mariée. Pendant plusieurs années, Berg sombre dans une passion mono maniaque pour la jeune femme, lui adressant des lettres d’une fougue et d’un désespoir adolescent qui surprennent venant d’un bon quadragénaire, lui-même marié et n’abandonnant pourtant pas la partie malgré le caractère totalement unilatéral de la correspondance.
Vient cette lettre effrayante dans laquelle Berg décrit son délire et le pèlerinage nocturne qu’il entreprend pour épier les volets de la famille Fuchs, espérant qu’on ombre ou qu’un reflet puisse – peut-être? – apaiser ses tourments. Mais à force d’écrire et de soupirer, Berg finit par attirer l’attention du mari, lequel avec cette élégance toute Mitteleuropa met posément un terme à la bluette en fronçant ses graves sourcils d’industriel.
Il traverse une dépression. Dépression d’autant plus terrible qu’il n’a pas grand monde auprès de qui s’épancher, sinon le fidèle Adorno qui, tel le Sphynx, garde son secret jusqu’au bout. Berg se lance donc dans la composition de sa Suite Lyrique, en 1927, sorte de testament cryptique de sa non-relation avec Hanna Fuchs. Dès lors, chaque mouvement prend tout son sens, avec un allegretto goviale introductif qui dépeint les émerveillements de la rencontre, l’andante amoroso qui incarne l’installation de la passion, deux mouvements successifs dans lesquels il faut voir une dépiction des affres de l’amour et enfin, deux derniers mouvements effrayants, le presto delirando qui revient sur cette peur suffocante de perdre l’être aimé et un ample largo desolato qui pose les bases de l’inéluctable dépression qui désormais le glacera tout entier.
Alban Berg s’éteindra précocement huit ans plus tard, ses lettres conservées par Hanna Fuchs furent tenues secrètes pendant plus de cinquante ans avant de révéler la vraie nature – absolument humaine – de ce qu’on avait pourtant pris pour un objet musical violemment désincarné.
Chronique du 8 décembre 2015 sur Musiq’3 – RTBF
Pour poursuivre la lecture, l’ensemble des lettres et de l’appareil critique, traduit par Sylvain Fort.