C’est à Assouan qu’Agatha Christie écrivit la majeure partie de Mort sur le Nil. J’avais visité sa chambre au Old Cataract moyennant un doublezon flambant neuf et j’avais vu, sur une table, la petite remington phtisique d’où sortit le précieux roman.
Quand je regarde le Nil, je vois la première scène du film Mort sur le Nil de John Guillermin : un plan séquence sur le clapotis du fleuve, bercé lui-même par une musique grandiloquente de Nino Rota. Le Nil, partout –du Lac Nasser au Caire- a le même clapotis et partout j’entends Nino Rota. C’est ma madeleine de Proust.
Pourtant je suis pris d’une honte indicible quand j’achète un roman d’Agatha Christie. Je ressens la même honte quand on me surprend à le lire. Me promener dans un monastère copte avec sous le bras une revue d’articles SM -le risque de lapidation mis à part- me causerait moins d’embarras.
C’est chose honteuse que d’aimer Agatha Christie. Par rapport à toutes mes appétences, même les plus douteuses, je me sens plus ou moins de taille à mener un digne combat d’édification des masses. Par exemple, j’ai récemment expliqué à un pianiste la beauté du football, sa technicité, sa virtuosité, sa grâce, la différence de style entre les argentins –légers, funambules- et les anglais dont le jeu paraphrase la gastronomie.
Or quand je lis un livre d’Agatha Christie, je ne parviens jamais à me convaincre moi-même du génie transfixiant de l’auteur. Ma fascination, évidemment, traîne du côté de l’architecture policière. On en observe la structure bouche bée en se demandant comment ça tient debout. Puis on en fait le tour, on en éprouve les bases et on finit par rendre les armes face à tant d’ingéniosité. Jean d’Ormesson avait écrit de Balzac que lui seul, peut-être, était parvenu à se hisser au rang d’auteur de génie sans avoir de talent particulier pour l’écriture, que la narration palliait à l’absence de style. Reproche que Jean Dutourd formula au sujet de Maupassant, le traitant au passage d’auteur de romans de gare.
Le sens narratif d’Agatha Christie est prosaïque, il ronronne –cotonneux- comme filmé à travers un voile de mousseline. L’absence irradiante de sexe met très mal à l’aise; celui-ci n’apparaît, dans Mort sur le Nil, que dans la bouche de la romancière nymphomane Salomé Otterborn, tuée d’une balle dans la tête. Comme dans la Confidence Africaine de Martin du Gard, on entrevoit le salut libertaire (ici le sexe, là l’inceste), mais le romancier le punit de mort. Pas question de cautionner ça.
Et Agatha Christie plombe tous ses romans d’une bluette. C’est une figure imposée que de voir une jeune anglaise, vierge et farouche, tomber dans les bras d’un faux Lord que son mépris des contingences terrestres a travesti en aventurier d’opérette. Le tout étant généralement désastreusement traduit, les romans d’Agatha Christie, aujourd’hui, se lisent avec désolation. Peut-être seuls le Crime Orient Express et les Dix Petits Nègres, dans leur vélocité policière y échappent-ils et jouissent à part entière du statut de merveilles littéraires.
Pourtant il y a une mythologie Agatha Christie. Prenez un château, la lande battue par une pluie épaisse, quelques éclairs, un Chesterfield sur lequel est vissée une comtesse, dans sa main une tasse de thé, à droite –près de la cheminée- un colonel à monocle. Ca vous dit quoi ? Agatha Christie ! Il est des ambiances qui, déjà, portent leur marque indélébile. Prenez une pièce, un meurtre, pas d’issue, six suspects qui se regardent en chiens de Fayence. Agatha Christie ! Cluédo et Derrick sont les héritiers d’Agatha Christie, ils sont les dépositaires d’un héritage –certes génétiquement modifié- mais dont l’usufruit rayonne.
D’ailleurs, cette mythologie a été corrompue par le grand capital. Oui, Hollywood l’a constellée de paillettes. On a fait d’Hercule Poirot, ce triste célibataire monomaniaque, un volubile savant-fou campé par Peter Ustinov. Ustinov en Poirot c’est comme confier Sherlock Holmes à Woody Allen. Et Miss Marple, la ménagère sous barbituriques qu’on confie à Margareth Rutherford elle qui est le pendant ménopausé de Louis de Funès ! Les galeries de portraits chez Agatha Christie n’ont rien de baroque. Dans les films on y distribue des shakespeariens sur le retour, des gloires déchues (Liz Taylor, Rock Hudson), des valeurs sûres (David Niven, Maggie Smith), des jeunes premières (Jane Birkin), des grisettes de soap opera (Diana Rigg), toute cette joyeuse bande forme un ensemble quasi-psychédélique qui échappe totalement à l’orthodoxie d’Agatha Christie. Hastings, chez elle, est un vieux militaire amorphe et insipide, les jeunes premières sont ingénues et fades, les criminels, aussi, ont la résignation et le flegme soporifiques qu’on attend d’eux. Bref, voilà un siècle que l’industrie toute entière s’épuise à donner à l’oeuvre d’Agatha Christie des couleurs qu’elle n’a pas.
Comme un concerto de Chopin ou un opéra de Bellini, il y a chez Agatha Christie une sorte de ligne magistrale qu’une orchestration désastreuse ne suffit pas à étouffer. La partition a beau faire pitié, il en émane une mélodie que l’oeil humain ne s’explique pas.