Hervé Guibert, étude de corps

Hervé Guibert eut deux tantes. Il en eut peut-être d’autres, mais deux l’intéressèrent entre toutes. Suzanne et Louise. L’une est la veuve d’un pharmacien qui entretenait bourgeoisement une prostituée ; l’autre est une carmélite repentie, arrachée un jour à sa natte de paille et à ses génuflexions. Louise prend soin de Suzanne, parce qu’elle est son aînée et parce que Suzanne a l’argent.

Quand Guibert commence à s’intéresser artistiquement à ses deux tantes, il sort à peine de l’adolescence. Il leur propose de tourner un film dont elles seraient le sujet, mais elles refusent. Il écrit ensuite une pièce, à laquelle il renonce sans toutefois en brûler tous les feuillets. Sa fascination pour Suzanne et Louise est indescriptible. Elle est impudique. Il rêve de dévoiler leurs corps et d’exposer leurs flétrissures. Il demande à voir leurs pieds, leurs jambes, démêle leurs longs cheveux – Louise est Melisande échappée du Carmel – veut qu’elles mettent leur mort en scène, sur un sofa, comme un gisant de pierre oublié dans une bonbonnière.

Il leur écrit des lettres, qui sont des monuments d’impudeur, qu’elles doivent cacher, pour que personne ne tombe dessus. Elles parlent d’inceste et apprennent ce que pédophilie veut dire, elles qui subissent les assauts monomaniaques de ce neveu génial qu’elles adorent (n’est-ce-pas le monde à l’envers ?)

Pour son objectif, elles acceptent de poser. Guibert en fait une exposition. Le vernissage est un événement mondain. Les tantes y assistent vaguement déguisées pour qu’on ne les reconnaisse pas. Elles rougissent de cette aventure qui échappe à la norme, mais ne détestent pas leur moment de gloire.

Le livre qui reparaît aujourd’hui met en regard les photographies consenties par Suzanne et Louise à l’objectif d’Hervé aux textes qu’il leur soumit. Ceux-ci sont présentés sous forme de fac-similés, offrant au lecteur le plaisir de déchiffrer la belle écriture serrée du jeune écrivain en fronçant les sourcils.

Suzanne s’éteindra peu avant Hervé en 1991. Louise leur survivra quelques années. Savaient-elles en se livrant à cette étude des corps, à ces portraits qui rappellent Gericault, que le petit écrivain – svelte, beau et bouclé – étudierait lui-meme l’affaissement de son corps, dans ses livres comme dans ses photos ? Rongé par le SIDA, Guibert s’utilisa jusqu’au bout, pour reprendre l’expression de Gericault qui peignait en se contorsionnant la blessure qui allait l’emporter. Il n’y a pourtant rien de morbide dans le regard que Guibert porte à ses deux vieilles dames. Simplement l’expression d’un amour et d’une attirance tous deux indéfinissables.

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