Au dix-neuvième siècle, les jeunes anglais – avant de se marier – faisaient un tour du monde. Sortis d’une grande école, ils remplissaient seize malles de redingotes, de diner-jackets, de hauts-de-forme, de lorgnons et s’en allaient courir la vieille Europe, sur les pas des penseurs grecs et des peintres italiens. On les voyait devant l’acropole avec une longue vue, ou tentant de traduire dans des aquarelles gauches la grande émotion qui les envahissait. Devant Santa-Maria Novella, le nez dans un guide, ils s’essayaient à identifier les Saints sur les fresques de Filippino Lippi. Dans les champs – sur les hauteurs de Fiesole – d’où l’on voit le Campanile dessiné par Giotto mieux que nulle part, ils apprenaient la vie entre les seins d’une paysanne aux cheveux persillés de foin. Pour finir, ils rentraient chez eux, lisant la correspondance de Plinne-le-Jeune dans une locomotive cahoteuse et – persuadés de s’être ouverts au monde, au cosmopolitisme et à la beauté plurielle – ils s’acceptaient enfin comme sujets britanniques.
C’est exactement à cette expérience que s’est livré Alexandre Tharaud dans ses Variations Goldberg.
Il faut imaginer ce jeune homme pale, qu’un vent trop lourd désarçonnerait, tout habitué depuis son plus jeune âge à ce que la terre entière attende de lui des miracles de transcendance musicale ; ce jeune homme qui, à peine sorti de l’adolescence, enregistrait déjà des disques vendus à des dizaines de milliers d’exemplaires. Pianiste adulé qu’une certaine critique se plaît pourtant à écorner, pianiste pourtant épuisé de courir d’hôtel en hôtel pour donner ici une suite de Bach, là des Valses de Chopin, ici un concerto de Mozart, là quelques pièces de Chabrier et qui, passant d’un idiome musical à un autre, en aurait presque perdu son latin.
Il lui faut donc un moment de lucidité, il y a trois ans, pour mesurer l’angoissant silence qui sépare chaque petit tic tac de l’horloge et pour comprendre que ce silence est temps et que ce temps est vertigineux. Le voilà donc sur la route, ayant décidé de ne pas jouer pendant un an et de voyager. Que voit-il par la fenêtre du train ou par le hublot de l’avion, sa pudeur nous le cache, quelles furent ses lectures, ses rencontres, ses émerveillements, nous n’en savons rien. Ce que nous savons, en revanche, c’est que ce voyage il le fit en compagnie des Variations Goldberg et – concomitamment – de Jean-Sebastien Bach lui-même. Fort de ce compagnonnage illustre, il traversa les bourgs, s’adressa aux habitants, échangea peut être avec eux plus que du pain sous le regard de plomb du Cantor, il étudia, rit aux blagues des paysans, s’enivra de son anonymat, courra pieds-nus dans les champs, dormit dans des granges – qui sait ? – apprit à monter à cru, Jean-Sebastien agrippé à ses hanches…
Puis il revint.
Ces Variations Goldberg sont-elles le travail d’un autre homme, pianiste métamorphosé au contact de civilisations reculées ? Ses Variations Goldberg sentent-elles le cumin, ont-elles la morsure du curare sur le bout d’une sarbacane, ont-elles vu le soleil se coucher sur l’Arno ? Qui sait. Elles sont le fruit d’un cerveau qui a connu le large et l’ivresse de l’ailleurs, qui a connu la houle et la mousson, elles sont le fruit d’un pianiste libéré de ses liens, galopant dans d’infinis horizons.