
Quand Betty Carter s’éteint en 1998 après une vie bien remplie, son nom ne s’inscrit pas encore naturellement à côté de ceux d’Ella Fitzgerald, de Billie Holiday ou de Nina Simone. Il n’est pas même certain que le grand public la connaisse. Pourtant, Betty Carter aura été l’un des musiciens de jazz les plus importants du vingtième siècle.
Elle aura été cette définition parfaite de ce qu’est un vocaliste à l’opposé d’un chanteur, le vocaliste étant un instrument, autonome et intelligent alors que la chanteur – et c’est un autre art – lit une partition et prend garde de ne pas trop s’en éloigner. C’est un peu la différence entre en cerf-volant et une enclume. Toutes proportions gardées.
Betty Carter naît dans le Michigan l’année du grand krach boursier de 1929. La famille s’installe rapidement à Détroit où son père est nommé responsable de la musique dans la paroisse du quartier. Pour bien comprendre Détroit, il faut savoir qu’en 1967 éclatent certaines des émeutes les plus sanglantes de l’histoire américaine entre population afro-américaine et forces de l’ordre. Cet épisode historique a récemment été traité par la cinéaste Kathryn Bigelow dans son film… Détroit.
La nuit, Betty s’évade de la maison, au nez et à la barbe de ses parents qui – si on l’en croit ses biographes – se fichent un peu du destin de leur fille. Une blessure dont l’artiste parlera et parlera encore jusqu’à son dernier souffle. Si elle s’évade, ce n’est pas pour aller se faire conter fleurette sur les bancs de Riverview, c’est pour chanter dans des clubs de jazz.
Elle est musicienne, car à 15 ans, elle intègre la classe de piano du Conservatoire. Mais ses études ne la passionnent pas. Ce qu’elle veut, c’est chanter, c’est improviser, c’est faire du jazz. Être un cerf-volant. Alors, comme elle est mineure, elle se débrouille pour obtenir un faux certificat de naissance et chante dans les clubs.
Là, elle tombe sur la route de futurs légendes vivantes du jazz, comme le trompettiste Dizzy Gillespie ou Charlie Parker qui, déjà, n’a plus que dix ans à vivre. Ils l’encouragent dans sa pratique du Bebop, dans le scat, cette technique de chant syllabique qui pourrait se réclamer aussi bien de la culture du griot malien que de certaines écoles de Belcanto italien. Car la vocalité de Betty Carter s’appuie sur l’improvisation, sur l’instant présent.
Dans l’un de ses enregistrements live, dont elle finira par financer elle-même l’édition, on l’entend prendre prétexte d’une chanson – Movin on – pour partir en vrille, accompagnée de son trio pendant vingt-quatre minutes. Invocation planante et presque chamaniques à la Oum Kalsoum.
Précisément, Betty rencontre Lionel Hampton, un des derniers grands Papes du swing. Il l’invite à rejoindre son bigband et pose sous son nez des partitions et des arrangements de standards. Dès qu’elle s’éloigne de ce qui est écrit – et que tout le monde suit en dandinant des hanches – il la fusille du regard. Pour l’énerver, on l’appelle Betty Bebop. Mais elle s’obstine et s’offre de grandes fenêtres d’improvisation. En deux ans et demi de collaboration, Lionel Hampton la virera sept fois. En 1951, elle prend son indépendance.
Avec Ray Charles elle enregistre deux disques de duo, avec notamment le célèbre « Baby it’s cold outside », mais elle se décide vite à faire un break pour se marier et avoir des enfants. Quand elle revient de cette parenthèse, le jazz tel qu’elle le connaissait est déjà sur le déclin. L’heure est au free jazz, à la fusion et à la pop. Les musiciens en quatuor dans les salles enfumées, c’est terriblement sixties, c’est déjà le passé. Alors, elle s’épanouit dans une formidable carrière de has been, faite de bouts de ficelle. Elle devient son propre producteur de disques, elle chante dans de petites salles et aussi dans les universités, où elle insiste pour enseigner l’histoire du jazz.
C’est cette opiniâtreté qui lui fait traverser les années de disette, car graduellement l’intérêt pour Betty Carter reprend vie. Et quand on entend ses enregistrements, on peine à comprendre que son astre ait jamais pâli. Elle retrouve Dizzy pour donner des masterclass, notamment à Harvard et elle lance son programme jazz ahead qui vise à aider la jeune génération de jazzmen et de jazzwomen à éclore.
Loin d’être obsédée par sa propre école, elle sert de marche pied à des artistes dont la modernité aurait, a priori, pu heurter l’orthodoxie Bebop, preuve de son incroyable liberté musicale et de sa très profonde intelligence.
Quand elle s’éteint en 1998, le président Bill Clinton vient de lui remettre la médaille des arts, récompense suprême qui l’émeut au-delà de ce qui est imaginable. Dans sa musique, il y a le refus d’accepter l’art comme une chose pré-écrite, refus de laisser guider son humeur par ce que quelqu’un a bien voulu poser sur une feuille à un instant x. Sa musique, toute sa musique, s’assoit sur l’instant, sur l’émotion vive, celle des métaux en fusion, qui n’ont pas encore décanté des ardeurs de la forge. N’y a-t-il pas là comme une définition du jazz ?