Sur un vert de gris, un homme d’une trentaine d’années prie, les mains jointes, une étole de fourrure posée sur le bras gauche. Il a la coiffure de Javier Bardem dans un film des frères Cohen. Il n’est pas forcément souriant – on ne partirait pas en vacances avec – parce que dans la peinture du quinzième siècle, les sujets ne plaisantaient pas ; surtout sur un portrait de dévotion. L’homme en question a été identifié par les historiens de l’art comme Jacob Obrecht, immortalisé à trente-huit ans par Hans Memling. Obrecht est un compositeur très savant, qui a fait du contrepoint sa coquetterie. Il est l’auteur de Messes, de Motets et de chansons plus légères qui contribuent à la propagation de son excellente réputation par-delà les alpes, ce qui – au quinzième siècle – signifie peu ou prou le monde entier.
Memling est le peintre que l’on sait. C’est l’un de ces primitifs flamands qui font la gloire de nos musées. Même si – par parenthèse – les Musées Royaux des Beaux-Arts privent leurs visiteurs de la contemplation de certaines de ses œuvres les plus importantes et ce depuis plus d’un an, à cause de l’eau qui coule par leurs royaux plafonds et qui viendraient gondoler les aplats et les toiles sur lesquels les maîtres immémoriaux ont griffonné leurs savantes compositions. Memling et Obrecht sont deux des plus illustres artisans de leurs temps. On dit artisan car à l’époque, un peintre et un compositeur – fussent-ils de génie – n’étaient jamais rien d’autre que des artisans, qui dînaient en cuisine, au milieu des choux que l’on effeuille et des lièvres qui faisandent, pas loin du remugle de la soupe.
La question qui divise les scientifiques est la suivante : Memling a-t-il vraiment peint Obrecht ? Après tout, c’est bien possible, vu que l’oeuvre précitée – celle de Javier Bardem – porte le nom de compositeur et semble tout à fait coller niveau dates. C’est, par ailleurs et d’après les experts, le travail d’un immense virtuose du pinceau. Seulement, d’autres chercheurs indiquent que l’œuvre est de deux ans postérieure à la mort de Memling et que de rigoureux rayons-x ont démontré que le travail préparatoire, celui qui se devine sous les couches de gouache ou de peinture à l’huile – que sais-je – est fort peu caractéristique du mode opératoire de Memling. Une fois encore, les experts s’écharpent et nul ne saura jamais avec certitude, quand il vénère la mémoire de Jacob Obrecht devant l’œuvre de Memling, s’il ne vénère pas en fait la mémoire d’un vague homonyme peint d’une main géniale mais anonyme.
Ce qui est sûr, c’est qu’il existe une malédiction Obrecht, car après avoir réalisé tant de merveilles, sa musique s’est peu à peu enlisée dans l’oubli. Sans compter son portrait qui n’est peut-être pas son portrait et qu’on lui prête peut être depuis plusieurs siècles les traits inamicaux d’un rustre coiffé comme Javier Bardem (alors qu’il était, si ça se trouve, le sosie d’un mirliflor fessu). Nul ne le sait. Ce sont là les mystères de l’histoire de l’art. Par ailleurs, pour bien finir d’asseoir sa malédiction, Obrecht accepta d’aller s’installer à Ferrare pour composer de belles choses à l’attention d’un riche protecteur, lequel s’empressa de mourir dès son arrivée et le laissa dans un dénuement total. Dénuement empiré – comme s’il était possible – par l’épidémie de peste bubonique qui transforma son pauvre corps en œuvre pointilliste avant de l’emporter ad patrès couvert de son linceul de mystères.
Moment Musical du 9 mai 2018 – Musiq’3