La nostalgie est un sentiment de tendresse triste tourné vers des situations éteintes et disparues.
Ainsi l’homme se souvient-il parfois de détails insignifiants de son enfance – un ours en peluche mité qu’on serrait contre son cœur en allant pour la première fois à l’école – et son cœur grossit-il dans des proportions étonnantes.
La nostalgie, donc, est un sentiment qui ne se mêle pas directement d’imagination. Car on est nostalgique de choses connues et éprouvées. Chaque jour est pour l’homme l’occasion de dire adieu à ce qui l’a constitué ; chaque jour est l’inhumation d’heures et de moments à jamais perdus, de cellules et de pigments éteints qui impriment à nos corps l’ombre fantomatique de sa condition prochaine.
La littérature, le cinéma, la peinture, la musique – et, pour être honnête, toute forme d’art – ont ceci de particulier qu’ils nous offrent des nostalgies alternatives. Grâce à eux, nous pouvons non seulement entrer en communion avec la nostalgie-propre de créateurs, mais s’en inventer d’autres. Par exemple, il nous est possible de développer une mélancolie viscérale des années 20, ou des campagnes anglaises de l’époque Edwardienne, ou de Florence sous le règne de Côme Ier. Tout cela, sans y avoir jamais mis un pied – naturellement – mais parce que des écrivains venus de ces lointaines époques nous en auront donné le goût.
La culture est un voyage et probablement le plus vaste des voyages ; d’ailleurs, pourquoi voyageons-nous ? Est-ce réellement pour nous détendre au bord d’une piscine, une limonade à la main, bercés par le chant des cigales et sentir nos 639 muscles contrariés par des vies harassantes lâcher du lest l’un après l’autre ? Ou est-ce au contraire pour nous barder l’esprit de souvenirs, de futurs éléments nostalgiques qui, au gré des ans et de nos humeurs, nous visiteront et nous serrent le cœur d’une étreinte aussi amère que délicieuse ?
Pourquoi un mourant dont les dernières heures passent de manière aussi métronomique que le goute à goute qu’il a dans le bras, voit-il ses souvenirs le rejoindre dans sa chambre d’hôpital ? Probablement parce que la mémoire – la nostalgie – est un compagnon de vie aussi soutenant et aussi réel que des amitiés plus matérielles. Nos souvenirs ne nous tiennent sans doute pas la main alors que nous passons de vie à trépas ; mais ils sont peut-être un peu cette lumière blanche que beaucoup aperçoivent et qui, sans jamais trahir sa destination, nous montrent néanmoins le chemin ?
Pourquoi la musique est-elle, plus qu’aucun autre, l’art de la nostalgie ? Probablement parce qu’elle ne s’appuie pas sur de nostalgies objectives, comme ces souvenirs d’enfance de Fellini qui font tout le charme de Huit et demi mais qui ne sont jamais que ses souvenirs d’enfance, quel que soit l’angle sous lequel on les observe.
La musique, au contraire, n’offre rien d’objectivable. La mélancolie de Mendelssohn, par exemple, est toujours parée d’une sorte d’intense douceur poétique. À une oreille qui la rencontrerait distraitement, elle apparaitrait comme une idée du bonheur candide. Schubert n’est jamais aussi mélancolique que dans ses pièces en majeur. Quoi de plus allègre, de plus primesautier, de plus sémillant et simple que le quatrième mouvement de sa dernière sonate pour piano qui – pourtant – sous ses légères voilures d’organdi – contient plus de rage et de désespoir qu’il y en a dans Hamlet ? Et ce thème lourd, limoneux et doloriste que Brahms triture de manière obsessionnelle dans le premier mouvement de son premier concerto pour piano, il nous apparaît comme une injection intracardiaque de désolation poisseuse.
En musique, la nostalgie et la mélancolie fertilisent l’imagination. Elles font pousser en nous une variété infinie de sentiments sans jamais en dicter ni l’orientation ni la couleur, comme le soleil qui fait germer des graines sans se soucier qu’elles soient baobab ou rhododendron. La musique est pour nous une compagne étrange, un modificateur d’humeur, un perturbateur d’émotions, une madeleine de Proust dont l’empire est considérable, mais qui jamais – au grand jamais – ne s’installera en nous sans avoir au préalable sondé la grande vérité de nos âmes.