Musique et sourdine du lointain

Ce qu’il y a d’épatant avec la musique, c’est qu’il en existe différents degrés de compréhension et d’écoute. Par exemple, en tant que musicien ou en tant que musicologue, on peut la comprendre savamment, en admirer la délicate architecture, rester bouche bée face à une fugue ou une invention à trois voix de Bach et les étudier pendant des années sans jamais caresser la certitude d’en avoir compris la signification profonde.

Au contraire, le simple mélomane, le dilettante, pourra écouter et apprécier les mêmes pièces simplement parce que leur exécution lui procurera un pur plaisir auditif. Henri Bergson disait : « on peut aimer la musique parce qu’on aime le bruit qu’elle fait ». Sauf que Bergson l’entendait avec mépris, alors qu’il y a là des abîmes de bon sens.

Mais l’écoute ? On peut entendre de la musique dans une salle de concert, ou les oreilles vissées à son casque audio – dans une écoute absolue et concentrée -, distrait par rien ni personne, à telle enseigne que l’annihilation du monde lui-même, une pluie de grenouilles, des giboulées de météorites incandescentes, ne parviendraient pas à perturber notre attention.

Mais une émotion tout aussi forte peut naître de l’écoute d’une musique échappée de brumes lointaines. Dans une maison par exemple, lorsque plusieurs étages plus haut, le son d’une violoniste répétant seule traverse tapis et planchers. Bach, tamisé par l’épaisseur de fibres moelleuses, des marqueteries vernies, Bach perdu dans le lointain, devenu frêle et chétif, impalpable de distance, Bach est pourtant toujours Bach. Et cette éloignement physique des notes agit aussi comme métaphore ; le recul – calculé ici en mètres – nous apparaît comme nostalgie. La musique est-elle lointaine parce que le musicien joue trois étages plus haut ou parce que ce souvenir, déjà, enrichit le patrimoine de notre vague à l’âme.

Dans les Tchekov de Luc Bondy, chaque village semble balayé de volutes lointaines de lutherie. Pizzicato furtif, mat, presqu’inaudible, qui s’amalgame aux éléments du drame, emberlificoté dans les répliques, parfois dans les larmes. Le fait qu’alors, la musique soit incidentale, que son écoute soit le résultat du hasard, du moment donné, qu’elle nous prenne par surprise, adoucie par cette distance pastel ; c’est là, sans doute, qu’elle touche directement à l’élément le plus mélancolique de sa compréhension.

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