Chanter jusqu’à ce que mort s’ensuive

Sur son blog, l’infatigable Jean-Pierre Rousseau (directeur de l’Orchestre Philharmonique Royal de Liège et Consul Honoraire de France à Liège) évoquait ce matin le dernier album de Juliette Gréco, laquelle a été curieusement inspirée de s’attaquer au répertoire de Jacques Brel. Faire, à l’âge qui est le sien, la démonstration qu’un répertoire éminemment vocal ne souffre pas d’être murmuré – d’une voix usée jusqu’à la corde, avec une intonation très incertaine – n’est pas un exercice que je cautionne. En même temps, celle qui se définit volontiers comme « une mythe », se passe tout aussi volontiers de mon imprimatur. Le débat n’est pas là.

En revenant du travail, j’écoutais un enregistrement de l’Ernani de Giuseppe Verdi. Au pupitre, l’extraordinaire Dimitri Mitropoulos dont la dernière des coquetteries fut de mourir en dirigeant la Troisième Symphonie de Mahler. Anita Cerquetti (notre photo) chantait le rôle improbable de Doña Elvira, Mario Del Monaco tonitruait Ernani, Ettore Bastianini prêtait à Charles Quint les moirures de son baryton gran signore. Chemin faisant, me revenait le souvenir d’un Autoportrait de Jean-Pierre Rousseau, enregistré in illo tempore pour Musiq’3 et au cours duquel JPR avait évoqué le sort d’Anita Cerquetti. L’histoire a retenu d’elle deux éléments de mythologie : le premier, son remplacement au pied levé de Maria Callas, dans le rôle de Norma, qui lui valut à Rome le statut d’égérie flagassante. Le second, cette pochette de disque – probablement la plus laide de l’histoire – qui la représentait dégoulinante de sébum, le teint terreux, l’oeil scrofuleux et la lèvre coquine. Pourtant, Anita Cerquetti n’était pas absolument laide, mais l’indifférence des studios dans les années 50 à rendre leurs stars attractives contraste avec l’obsession qui habite les producteurs contemporains à photoshoper à la truelle le moindre point noir.

Toujours est-il que, contrairement à Juliette Gréco (qui poussera probablement son dernier soupir dans un studio d’enregistrement), Anita Cerquetti eut une carrière éphémère. Elle prit congé des scènes en 1961 à l’âge de trente ans. L’enregistrement d’Ernani évoqué ci-dessus la montre déjà dans une santé vocale paradoxale : la ligne est somptueuse, le timbre corsé, riche d’harmoniques graves extrêmement timbrés, l’aigu sort parfois tout seul mais – dans les ensembles – le soutien se délite, et les notes tenues dans la partie supérieure de la portée s’affaissent, provoquant l’effondrement du second trio. Un observateur moins délicat pourrait parler, par exemple, de voix en lambeaux, dont les restes sont des guenilles navrées d’avoir été hier robe de bal. Il y a aussi quelque chose qui évoque cette pièce extraite du deuxième livre des Images de Claude Debussy : Et la lune descend sur le temple qui fut.

Et pourtant – pourtant! – comme ces ruines m’attirent. Aimer l’opéra, c’est aussi s’attacher à ces personnalités incandescentes qui sacrifient leur instrument à la pratique de la ferveur. Beverly Sills, voyant ses moyens décliner, se félicitait d’avoir chanté Traviata et Elisabetta comme si sa vie en dépendait. Comme le rappelle mon ami Jean-Philippe Thiellay en fronçant les sourcils, certains artistes préfèrent chanter sur le capital plutôt que sur les intérêts. Ce sont les Callas, Cerquetti, Souliotis, Moffo qui font la mythologie du genre et c’est au sang de leurs cordes vocales que s’abreuvent les loggionisti.

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